Lettre du commissaire Plouffe envoyée à l'honorable Ralph Goodale, c.p., député
Le 9 novembre 2016
L'honorable Ralph Goodale, c.p., député
Ministre de la Sécurité publique
269, avenue Laurier Ouest
Ottawa (Ontario) K1A 0P8
Monsieur le Ministre,
J'observe avec intérêt les consultations du gouvernement sur la sécurité nationale et je contribuerai à une séance de consultation d'experts organisée par le professeur Kent Roach. J'ai également envoyé une lettre à M. David McGuinty, qui renfermait des observations sur l'application de contrôles adéquats au sein des organismes de sécurité et de renseignement, y compris ceux visant la protection adéquate de la vie privée des Canadiens.
La présente lettre vise précisément à répondre à la recommandation des professeurs Craig Forcese et Kent Roach (A Contextual and Critical Analysis and Response to Canada's 2016 National Security Green Paper, pp. 5-8) d'imposer par voie législative, pour le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), un système d'autorisation judiciaire semblable à ce qui était proposé dans le projet de loi C-622 émanant de la députée Joyce Murray (lequel a été rejeté à la deuxième lecture, le 5 novembre 2014). Je ne souscris pas à l'approche ou à la recommandation des professeurs Forcese et Roach.
Les autorisations ministérielles protègent le CST contre l'interdiction d'intercepter des communications privées qui figure dans le Code criminel. Le ministre de la Défense nationale (le ministre) peut autoriser le CST à participer à des activités ayant trait aux renseignements électromagnétiques étrangers et à la cyberdéfense qui risquent de causer l'interception non intentionnelle (le CST utilise le terme « accidentelle ») de communications privées s'il est convaincu que les conditions d'autorisation énoncées dans la Loi sur la défense nationale (LDN) sont respectées (paragraphes 273.65(2) et 273.65 (4)).
La LDN exige que le commissaire examine les activités du CST qui ont été exercées sous le régime d'une autorisation ministérielle pour en vérifier la conformité. Les examens réguliers menés par mon bureau, des activités exercées sous le régime d'une autorisation ministérielle, confirment que le CST cible des entités étrangères situées à l'extérieur du Canada, qu'il ne vise pas de Canadiens ou de personnes se trouvant au Canada dans le cadre de ses activités, que des mesures satisfaisantes sont en place afin de protéger la vie privée des Canadiens et que les communications privées interceptées de manière non intentionnelle qui sont utilisées et conservées par le CST sont essentielles aux affaires internationales, à la défense ou à la sécurité, comme l'exige la LDN.
Les professeurs Forcese et Roach ont raison quand ils décrivent l'infrastructure mondiale d'information comme étant si complexe qu'il est impossible pour le CST de savoir d'avance si une entité étrangère située à l'extérieur du Canada communiquera avec un Canadien ou une personne se trouvant au Canada. Par conséquent, bien que le CST cible des entités étrangères situées à l'extérieur du Canada, il peut arriver que des communications privées soient interceptées de manière non intentionnelle. Il est impossible pour le CST de prévoir s'il y aura des interceptions non intentionnelles lorsqu'il interceptera des cibles étrangères, quand ces interceptions se produiront et qui fera l'objet des interceptions. Il serait donc tout aussi impossible pour le CST d'obtenir une autorisation judiciaire préalable pour l'interception de communications privées précises qui ne peuvent être connues d'avance. Dans ces circonstances, il est difficile d'imaginer un tribunal approuver une demande générale permettant au CST d'intercepter des communications.
Pour donner suite aux préoccupations soulevées par les professeurs et d'autres personnes en ce qui concerne les autorisations ministérielles et la protection de la vie privée, je recommande de modifier la LDN afin d'exiger que le commissaire du CST fournisse au ministre une évaluation de spécialiste indépendant concernant les autorisations ministérielles proposées et les mesures de protection de la vie privée qui les accompagneraient. Cette fonction s'ajouterait aux mandats existants du commissaire relatifs aux examens et aux plaintes.
Les rapports du commissaire au ministre sur l'examen d'autorisations ministérielles passées incluent déjà une vérification quant à savoir si les conditions de la LDN concernant les autorisations ont été respectées. Déplacer le moment où est effectué ce travail – afin que le commissaire fournisse une évaluation au ministre avant la signature des autorisations – appuierait le ministre dans sa reddition de compte et son contrôle du CST. De cette façon, des « yeux judiciaires » surveilleraient au préalable, de manière indépendante et impartiale, les interceptions du CST; dans ce cas, un examen minutieux serait effectué par le commissaire du CST, qui doit être un juge surnuméraire ou à la retraite d'une cour supérieure. En plus de sa grande expérience dans le domaine du droit, le juge surnuméraire ou à la retraite, en sa qualité de commissaire du CST, a aussi acquis une connaissance approfondie des questions relatives aux autorisations ministérielles et à la protection de la vie privée. L'adoption de ce processus irait dans le sens des procédures au Royaume-Uni prévues dans le projet de loi sur les pouvoirs d'enquête (Investigatory Powers Bill), grâce à la création du poste de commissaire judiciaire.
Si vous avez des questions, je serais heureux de vous rencontrer, vous et vos collègues, pour discuter des propositions visant à renforcer le cadre de sécurité nationale du Canada.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes sentiments respectueux.
Jean-Pierre Plouffe
c.c. :
L'honorable Harjit S. Sajjan, c.p., OMM, MSM, CD, député, ministre de la Défense nationale
L'honorable Jody Wilson-Raybould, c.p., députée, ministre de la Justice et procureure générale
M. Daniel Jean, conseiller à la sécurité nationale auprès du premier ministre
Mme Greta Bossenmaier, chef, CST
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